XIII
PAS DE QUARTIER

— Encore un peu de café chaud, commandant ?

Sans attendre sa réponse, Noddall tendit sa cafetière au-dessus de la moque de Bolitho.

Buvant à lentes gorgées, le commandant sentit le liquide brûlant courir dans ses veines. Il y avait un petit goût de rhum : à l’évidence, Noddall faisait de son mieux.

Il laissa ses épaules se détendre et frissonna. Chaque fibre, chaque os de son corps lui faisait mal ; à croire qu’il sortait vraiment d’une bataille.

Il observa les silhouettes lasses qui se déplaçaient sur le pont supérieur ; les lourdes volutes de vapeur qu’exhalaient les bordés et leurs vêtements gorgés d’eau leur donnaient des airs d’étranges fantômes.

Oui, songea-t-il gravement : une bataille. Aussi dure et meurtrière que si le canon avait tonné. Pendant trois jours et trois nuits, ils avaient combattu ; leur petit monde exigu semblait plus confiné encore face à l’immensité rugissante et ses crêtes déchiquetées ; les hurlements interminables du vent leur abrutissaient l’esprit. Comme son commandant, le navire semblait avoir eu le souffle coupé par la tempête. À présent, sous les huniers à peine gonflés, et tandis que fumaient ses ponts jonchés de détritus, écrasés par un ciel vide à nouveau, il frayait lentement sa route, froissant la calme surface de l’eau. Ici et là, des plaques de peinture avaient été arrachées, dévoilant un bois nu, comme raboté par un charpentier. Partout, des hommes au travail avec épissoirs et aiguilles, marteaux et palans, cherchaient à remettre le navire en état ; le bateau leur avait permis de survivre à un cataclysme si terrifiant que même le vieux Mudge en avait rarement traversé de pareil.

Il traversa le pont, son manteau fumait sur lui et ses bajoues étaient mangées par une barbe blanche de plusieurs jours :

— D’après mon estime, commandant, on a largement dépassé le groupe des Benua. Je me sentirai mieux après la méridienne.

Il lorgna vers le guidon qui claquait en tête de mât, et qui pendant la tempête avait perdu presque la moitié de sa longueur.

— Mais le vent a viré, comme je le pensais. Je propose que nous fassions du nord-nord-est jusqu’à ce que nous ayons une position plus précise.

Il se moucha bruyamment :

— Et je vais me permettre de vous dire ceci : vous l’avez bien mené, commandant.

Il gonfla les joues :

— Deux ou trois fois, j’ai bien cru que c’était fini.

— Merci, dit Bolitho en se détournant.

Il songeait aux deux hommes qui avaient eu moins de chance : l’un avait péri pendant la seconde nuit, balayé sans un bruit ; personne ne l’avait vu disparaître. L’autre avait glissé du bossoir bâbord où il travaillait fiévreusement, à cheval sur la verge de l’ancre, réparant un amarrage détruit par ragage. Une crête isolée l’avait décroché de son perchoir presque par hasard : un instant, il avait cru pouvoir s’en tirer. Alors que des mains se tendaient pour lui porter secours, une vague l’avait soulevé, non pas vers l’extérieur mais très haut en l’air, avant de le précipiter sur l’ancre monumentale avec une force sauvage, telle une poupée brisée. Comme le second maître Roskilly le répétait avec insistance, on avait entendu ses côtes se briser ; et l’homme avait été entraîné le long du bord, hurlant de douleur dans l’eau écumante.

Avec le marin tombé du gréement, on comptait trois morts, à quoi s’ajoutaient sept blessés : quelques fractures, quelques doigts écorchés par les ruades de la toile gorgée d’eau, quelques inflammations de la peau dues au sel et au vent, aux manœuvres qui échappent à la poigne des matelots en pleine obscurité ; telle était la liste du chirurgien.

Herrick vint rapidement à l’arrière :

— Je suis en train de faire endrailler un nouveau foc, commandant. L’autre n’est plus bon qu’à rapiécer.

Il accepta de Noddall une moque qu’il porta à ses lèvres à deux mains :

— Dieu vienne en aide au pauvre marin !

Bolitho le regarda :

— Vous n’y changerez pas grand-chose !

— Il m’est arrivé, il y a longtemps, répondit Herrick en grimaçant, de me demander si j’avais le choix.

Davy, qui était de quart, les rejoignit près de la rambarde :

— Quelles sont nos chances d’atterrir, commandant ?

Il semblait avoir pris de l’âge et être moins sûr de lui depuis l’engagement avec la frégate. Pendant la tempête, il s’était bien comporté, tel un homme qui sait que le vrai danger sort de la bouche des canons.

Bolitho pesa la question :

— Cela dépendra de la façon dont nous serons en mesure de préciser notre position. En tenant compte de la dérive et des changements de vent, je dirai que nous pourrions apercevoir les îles avant la tombée de la nuit.

Il sourit, et cet effort lui fit prendre mieux conscience des tensions auxquelles il avait été soumis.

— Maudite Grenouille, dit Herrick d’un air maussade, il va nous rire au nez. Bien tranquille à l’abri, sous la protection des canons de ce pirate !

Bolitho le regarda, songeur. La même idée ne cessait de l’obséder, et plus encore quand il avait besoin de toute son attention pour d’autres tâches. Parlementer avec le commandant français était une chose, accepter de le voir servir sous le pavillon de Muljadi en était une autre. Ce serait là reconnaître ouvertement son échec, et l’existence de la souveraineté de Muljadi. Si Conway en venait à accepter cela, toutes les puissances européennes qui jouissaient de droits commerciaux et politiques aux Indes orientales, à commencer par la puissante Compagnie hollandaise du même nom, interpréteraient ce geste comme une manœuvre de l’Angleterre pour accaparer tous les avantages ; et c’était exactement ce que désirait le Français.

Que faire si le commandant français refusait de se laisser fléchir par le message de Conway ? Continuer à croiser autour des îles et attirer l’Argus dans un engagement ? L’affaire serait vite réglée : Le Chaumareys était familier de ces eaux, il en connaissait chaque îlot, chaque crique ; autrefois, en temps de guerre, il s’y était abrité pour échapper aux frégates britanniques. De la même façon, il ferait sans doute mieux de rester à l’ancre, vivant du pays jusqu’à ce que l’Undine soit obligée de se retirer.

Bolitho sentit que la fatigue en lui émoussait la colère. Si seulement les politiciens pouvaient venir sur place se rendre compte de ce que leurs idées concernant les stratégies mondiales impliquaient sur le terrain, en chair et en sang, en bois et en toile !

— Terre ! Sur tribord avant !

Davy se frotta les mains :

— Plus proche que vous ne le pensiez, commandant.

— Jamais de la vie ! intervint rapidement Mudge.

Il griffonnait de rapides calculs sur son ardoise :

— Il y a un petit îlot, à quelque quarante nautiques dans le sud des Benua, commandant.

Cherchant autour de lui, il découvrit le petit aspirant Penn près de la lisse de couronnement :

— Monsieur Penn ! tonna-t-il d’un air féroce, allez donc voir sur la hune de perroquet si j’y suis, et prenez une grosse lorgnette pour vous tenir compagnie. Regardez bien, et faites-moi un croquis, comme je vous l’ai appris !

Il attendit que le garçon eût détalé en direction des haubans de grand mât, et gloussa :

— Le commandant Cook avait une bonne habitude, commandant : faire un croquis et une description de tout ce qu’il voyait. Le temps viendra où chaque vaisseau de ligne aura un jeu complet de dessins à étudier.

Il regarda Penn qui grimpait :

— Même si ça ne sert à rien, bien sûr.

Bolitho sourit à Herrick :

— Ça servira plus que je ne l’aurais cru. Nous enverrons un homme dans les porte-haubans et on commencera à sonder quand on doublera cet îlot du maître principal. La carte donne dix-neuf brasses dans ces environs, mais je préfère m’en assurer.

Vingt minutes plus tard, Penn redescendait sur le pont ; la sueur recouvrait son visage bronzé. Il présenta un carnet assez douteux et recula d’un pas pour observer les réactions de Mudge.

— Pour moi, s’esclaffa Davy en regardant par-dessus son épaule, on dirait une baleine !

Mudge, glacial, le dévisagea :

— En effet ! Bon travail, dit-il à Penn, c’est bien la silhouette dont je me souvenais.

Ses yeux revinrent se poser sur Davy :

— Exactement la silhouette d’une grande baleine rocheuse…

Il marqua une pause infinitésimale.

— … Monsieur !

— Il y a quelque chose dessus ?

Bolitho prit une longue-vue et la braqua au-dessus du pont de batterie. Pour l’instant, il ne pouvait rien voir, sinon un éblouissant halo lumineux. Il se demanda un instant où était passée la tempête, comment elle avait pu s’évanouir aussi vite après une telle furie.

— Juste ciel ! Non, Monsieur.

Mudge plastronnait, il avait mis Davy en difficulté :

— Ce n’est qu’une poignée de rochers, comme le sommet d’une crête sous-marine disparue. Mais je suppose que l’on doit pouvoir s’abriter derrière en cas de tempête.

Bolitho vit quelques marins élonger un cordage de chanvre neuf le long du passavant bâbord. Certes, ils étaient fatigués, mal rasés, mais la façon qu’ils avaient de travailler ensemble le montrait : ils avaient confiance.

— Nous allons changer de cap d’un quart, monsieur Davy, dit-il, et jeter un coup d’œil sur votre baleine.

Davy se hâta jusqu’à la rambarde :

— Monsieur Penn ! À brasseyer les vergues ! Sifflez les hommes !

Herrick le regardait, souriant tranquillement :

— Avez-vous une raison particulière, commandant ?

— Simple intuition, répondit Bolitho en haussant les épaules.

Il regarda les hommes affluer sur les ponts où continuaient de s’effilocher des écharpes de vapeur. Plus à l’avant, c’était la cheminée de la cambuse qui fumait : Bogie, le cuisinier, s’activait à préparer un repas chaud, le premier depuis le début de la tempête.

Il vit les vergues pivoter sous la traction des bras, et entendit le timonier annoncer :

— Nord-est-quart-nord, commandant !

Davy passa rapidement devant lui pour consulter l’habitacle et l’établissement des voiles :

— Bordez-moi encore un peu le bras de grand vergue au vent, monsieur Shellabeer ! cria-t-il en s’essuyant le visage. Tiens bon !

Bolitho eut un sourire. C’était ainsi : quand il était contrarié, Davy n’en accomplissait ses tâches qu’avec plus de zèle.

— Doublez la vigie de hune, je vous prie, ordonna-t-il. Je veux que l’on surveille cet îlot jusqu’à ce que nous y arrivions.

Il regarda le reflet éblouissant du soleil à l’avant du beaupré qui s’inclinait légèrement :

— Je descends me raser, et soudoyer Noddall pour qu’il me trouve une chemise propre.

Plus tard, confortablement renversé dans un fauteuil, et tandis qu’Allday jouait du rasoir, il trouva le temps de se demander ce qu’il ferait s’il rencontrait le commandant de l’Argus, ou plutôt quand il le rencontrerait.

L’eau rapidement réchauffée et les mouvements experts de la lame sur son visage le détendaient muscle par muscle ; il s’abandonna à la caresse lénitive du courant d’air qui entrait par les fenêtres de poupe et rafraîchissait ses épaules nues.

Dans le monde entier, les commandants des vaisseaux du roi vaquaient à leurs occupations : ils luttaient contre le scorbut et les maladies, transmettaient des dépêches au nom d’un amiral ou à destination de quelque tête de pont isolée ne figurant sur aucune carte d’écolier ; derrière l’abri fragile d’une cloison de cabine, ils évaluaient les risques de mutinerie ou imaginaient des remèdes pour les prévenir ; peut-être combattaient-ils quelque souverain dissident qui s’en était pris à des sujets du roi, avait outragé le drapeau, massacré des hommes et des femmes. Il sourit. Et d’autres encore étaient dans la même situation que lui : pointes fragiles de plans à demi ébauchés.

Par la claire-voie ouverte, lui parvint le cri de la vigie :

— Holà, du pont ! Navire à l’ancre tout près de terre !

Il sauta sur ses pieds, rafla au passage sa chemise propre et s’en servit pour essuyer le savon et se tamponner le menton. Allday s’écarta, un sourire admiratif aux lèvres :

— Par le ciel, commandant, vous êtes plus rusé qu’un chat de ferme ! Comment avez-vous fait pour savoir qu’il y avait un navire ?

Bolitho poussait les pans de sa chemise fripée dans son haut-de-chausse :

— Simple magie, Allday !

Il se hâta vers la porte, mais se contraignit à attendre dans l’encadrement l’apparition de l’aspirant Penn :

— Un navire, commandant ! Avec les respects de M. Davy. Il pense qu’il s’agit d’une goélette.

— Merci, monsieur Penn.

C’était tout ce qu’il pouvait faire pour avoir l’air de rester calme.

— Je monterai quand j’aurai fini de m’habiller. Transmettez mes compliments au second et veuillez lui demander de m’attendre sur la dunette.

Il se retourna. Allday retenait un sourire :

— Quelque chose t’amuse ?

— Euh… ma foi, non, commandant.

Allday le regardait gravement :

— Mais j’aime toujours voir la façon dont mes supérieurs traitent leurs affaires.

— Eh bien, répondit Bolitho, débonnaire, j’espère que tu en feras ton profit.

Il s’avança dans la coursive et s’approcha de l’échelle. Herrick le salua, tout excité :

— Une goélette, commandant ! L’homme que j’ai envoyé dans les barres de hune de misaine est ma meilleure vigie, et je lui ai fait monter une longue-vue.

Et, regardant Bolitho avec une stupéfaction évidente :

— C’est troublant !

Bolitho eut un bref sourire :

— Une heureuse déduction, pour dire la vérité. Mais la tempête a été violente. C’est quand le premier-maître a suggéré que cet îlot pouvait servir d’abri que j’ai commencé à me poser des questions.

Il prit la longue-vue de Penn et la braqua au delà de l’étrave. L’îlot était maintenant en vue, petite tache gris-bleu. De la tête de mât, on devait en voir bien davantage.

— D’où vient le vent ?

— Du sud-ouest, commandant, répondit Davy.

Bolitho procéda à un petit calcul mental :

— Changez de cap et prenez les amures bâbord.

Traversant la dunette pour gagner l’habitacle, il vit que les timoniers le regardaient avec curiosité :

— Nous allons faire du nord-nord-ouest.

Il attendit que le maître principal eût lancé ses coups de sifflet pour appeler les hommes aux bras. Puis il ajouta lentement à l’adresse de Herrick et Davy :

— Ainsi, on aura l’île entre nous et l’autre navire, sans perdre l’avantage du vent. Larguez les basses voiles, mais gardez les perroquets ferlés pour l’instant.

Herrick comprit tout de suite :

— A vos ordres, commandant. Moins nous enverrons de toile, moins ils auront de chance de nous apercevoir.

Bolitho jeta un coup d’œil à Mudge, qui était apparu avec Fowlar à côté de la barre :

— Vous m’y faites penser : je m’étais toujours demandé pourquoi Muljadi était prévenu bien à l’avance de tous nos mouvements. J’ai l’impression que nous allons bientôt en savoir plus long sur ses méthodes.

Il regarda le ciel d’un bleu délavé au-dessus des mâts effilés :

— Sans cette tempête, nous aurions fait une approche directe par l’est. Pour une fois, le mauvais temps nous aura servi.

— Et les instructions de l’amiral, commandant ? demanda doucement Herrick. Je devine à votre air, continua-t-il en souriant, que vous avez l’intention de les exécuter au moment qui vous semblera opportun…

— On ne peut pas se présenter les mains vides à la table de négociation, répondit Bolitho, souriant à son tour. Je sais cela depuis longtemps.

Il leva les yeux. Les voiles claquaient et faseyaient ; l’Undine évoluait, venant lourdement sur la gauche pour se stabiliser sous ses nouvelles amures ; le petit îlot bossu quitta la joue au vent comme si on avait largué ses chaînes d’ancre.

— Nord-nord-ouest, commandant ! Près et plein !

Bolitho adressa un signe à Davy :

— Larguez les basses voiles maintenant.

Et il lança à Mudge :

— Combien de temps cela nous prendra-t-il, à votre avis ?

— Deux heures, commandant, répondit Mudge en faisant la moue.

— Bien. Dès que les voiles seront établies correctement, nous pourrons envoyer les deux quarts prendre leur repas.

Il regarda les silhouettes agiles accrochées aux vergues, et les autres matelots, debout sur le pont, prêts à border les écoutes de misaine et de grand-voile.

Herrick approuva d’un hochement de tête :

— Ils ont changé, depuis leur embarquement, commandant.

Bolitho s’aperçut qu’il avait désespérément faim :

— Je crois que la plupart d’entre nous ont changé.

Il s’avança rapidement vers la descente de sa cabine. Le navire inconnu était-il inoffensif ? Était-ce une épave abandonnée depuis longtemps ? Une simple ruse pour le retarder ou le tromper, peut-être…

Noddall, inquiet, le regardait :

— Encore du bœuf salé, commandant.

— Voilà qui va être excellent.

Il ignora la stupeur qui se peignit sur le visage de rongeur de Noddall.

— Et je vais l’arroser d’un coup de bordeaux.

Appuyé contre le rebord, il observa le sillage écumant qui jaillissait sous la voûte.

Chance, bonne fortune, ou quel que fût son nom, ils ne pouvaient compter sur rien d’autre. Il fallait l’utiliser au mieux.

 

— Le fond à dix-sept brasses, dix-sept !

Le cri du sondeur dominait aisément le claquement des voiles de l’Undine, dont les basses voiles étaient de nouveau carguées jusqu’aux vergues ; la frégate se rapprochait régulièrement de l’îlot.

Bolitho vit Shellabeer toucher l’épaule du sondeur et tendre la main pour palper le suif dont était garni le cul du plomb de sonde :

— Fond de rocher, commandant !

Bolitho acquiesça. Comme Mudge le lui avait décrit, l’îlot était une éminence isolée, et non la partie visible d’une pénéplaine sous-marine.

— Préparez-vous à mouiller, monsieur Herrick.

Il prit une longue-vue des mains de Penn et observa en détail la silhouette déchiquetée. Ils n’étaient plus qu’à cinq encablures du rivage, assez près pour constater que la douce silhouette en forme de baleine cachait un relief fortement accidenté. Les rochers étaient gris-bleu, comme de l’ardoise des Cornouailles ; vents et marées y avaient creusé de profondes ravines escarpées ; on eût dit qu’un géant avait découpé l’île en tranches à coups de hache. À part quelques bouquets d’ajoncs et de fleurs de roche, l’îlot était dénudé, peu hospitalier ; mais d’innombrables oiseaux de mer étaient perchés dans de petites fissures, ou tournoyaient au-dessus des sommets dont il estima l’altitude à trois cents pieds au-dessus de la mer.

Il entendit Herrick crier ses ordres, puis le grincement des manœuvres tandis que l’Undine s’élevait soudain sur une lame plus abrupte avant de retomber dans le creux suivant. L’eau semblait profonde, mais ce n’était qu’une illusion. Bolitho aperçut, au pied de la falaise la plus proche, quelques plages rocheuses et étroites ; il songea que le mouillage le plus sûr devait se trouver du côté opposé, là où se cachait l’autre navire. Les rouleaux brisaient violemment, léchant et éclaboussant le seul endroit où l’on pût débarquer.

— Barre dessous !

Il déplaça sa longue-vue en accordant son geste à l’évolution du navire qui venait dans le vent ; il cherchait un signe de vie, le moindre mouvement pouvant révéler que leur approche avait été aperçue.

— Mouillez !

L’ancre plongea avec fracas ; il crut même en entendre l’écho renvoyé par les falaises désolées.

— Plus vite que ça, garçons ! criait Herrick. Tournez ces manœuvres aux cabillots ! À gréer les palans ! ajouta-t-il à l’attention de Davy, chargé de l’équipe qui devait affaler les embarcations.

— Dites au sondeur, ordonna Bolitho, de surveiller maintenant sa ligne pour voir si l’ancre a bien croché. Si nous commençons à chasser à cause du fond rocheux, il faudra tout de suite mouiller plus de chaîne.

— A vos ordres, commandant.

Herrick s’éloigna en hâte, totalement absorbé par ses devoirs.

Le navire évitait et rappelait doucement sur sa chaîne, le calme était revenu ; Bolitho vit que plusieurs oiseaux quittaient leurs perchoirs précaires pour venir tournoyer au-dessus des têtes de mât.

Herrick était de retour, tout essoufflé :

— Je crois qu’on est en sécurité, commandant. Mais j’ai dit au quart de mouillage d’ouvrir l’œil.

Il jeta un regard oblique à la côte :

— On dirait un cimetière.

— Nous aurons besoin des deux chaloupes.

Bolitho réfléchissait tout haut :

— La gigue et le cotre suffiront. Pas facile de franchir cette barre, à mon avis. On dirait que la plage est bien pentue. Mettez-moi un bon patron d’embarcation dans le cotre.

Il vit Allday adresser du poing un signal tandis que la gigue se balançait, quittant son chantier ; les retenues se raidirent pour la faire pivoter et passer au-dessus des passavants.

— Je pense, ajouta-t-il avec un sourire, que mon canot est entre bonnes mains.

— Vous descendez vous-même à terre, commandant ? demanda Herrick avec un regard anxieux.

— Ce n’est pas pour me couvrir de gloire, Thomas.

Il baissa la voix, surveillant les matelots choisis qui s’attroupaient près des caisses de mousquets.

— Mais j’ai besoin de savoir à quoi nous avons affaire, ami ou ennemi.

Herrick n’avait pas l’air convaincu :

— Mais si ce navire appartient au pirate, commandant, qu’allez-vous faire ? Bien sûr : tourner l’île pour le canonner avant qu’il n’ait pu filer sa chaîne !

Bolitho secoua fermement la tête.

— Non. Il est parfaitement en sécurité dans son mouillage. Il doit être en eau trop peu profonde pour que je puisse m’y aventurer moi-même avec l’idée de le canonner. Après avoir appareillé, il pourrait nous entraîner dans une jolie danse, comme si nous étions autour d’un mât enrubanné. Il est trop maniable, et j’ai peur de ne pas faire le poids dans ces conditions.

Durcissant le ton, il ajouta :

— En outre, j’ai l’intention de m’emparer de lui.

— Les embarcations sont affalées le long du bord ! commandant.

Davy se présenta à l’arrière, un crochet incurvé se balançait à sa ceinture.

Bolitho toucha la garde de son sabre et vit que le capitaine Bellairs regardait les embarcations, manifestement irrité de devoir rester à bord.

— Capitaine Bellairs, lança-t-il, je vous saurai gré de bien vouloir assigner trois de vos meilleurs tireurs d’élite sur chaque embarcation !

Le visage de Bellairs s’éclaira considérablement et il lança un ordre sec au sergent Coaker :

— Eh bien, exécution, sergent ! Mais nous n’avons que d’excellents tireurs, n’est-ce pas ?

— Bonne idée ! commenta Herrick en souriant.

— Peut-être.

Dans le champ de sa longue-vue, Bolitho aperçut quelques oiseaux qui se posaient délicatement sur la crête de la falaise : jamais ils ne l’auraient fait si des hommes avaient été à proximité.

— Même si ce sont les marins qui se débrouillent le mieux pour escalader les falaises, rien ne vaut une balle bien placée au bon moment !

Il fit un signe de tête à Davy :

— Embarquez !

Et, à l’adresse de Herrick :

— Si ça tourne mal, vous trouverez les ordres de l’amiral dans ma cabine.

— Vous pouvez compter sur moi, commandant, répondit Herrick, de nouveau troublé. Mais je suis certain que…

Bolitho lui toucha le bras et sourit :

— Oui. Et souvenez-vous : s’il le faut, exécutez-les. Mais à votre façon.

Il s’avança lentement vers la coupée ; matelots et fusiliers marins le regardaient passer : chaque visage lui était familier à présent ; il pouvait mettre un nom sur chacun, et une valeur.

À l’évidence, l’aspirant Armitage était dans l’embarras :

— Commandant ! Les tireurs d’élite refusent de retirer leur habit, commandant !

Il rougit. Les nageurs dans les embarcations se poussaient du coude en pouffant.

— Puis-je admettre, demanda sèchement Bellairs, que mes hommes débarquent vêtus comme de fichus vagabonds ?

Il aperçut Bolitho et ajouta prestement :

— Je veux dire, pouvons-nous admettre cela, commandant ?

Bolitho retira son habit bleu et le lança à Noddall qui rôdait près de l’échelle de coupée :

— Voilà !

Il toisa les soldats renfrognés :

— Si je puis me dépouiller des signes extérieurs de mon autorité, je suis sûr que vos hommes peuvent en faire autant.

Il vit le sergent ramasser les habits rouges et les shakos ; l’amour-propre, un instant froissé, retrouvait son intégrité.

— La montée sera dure, ajouta-t-il, et nous ne savons pas ce que nous trouverons en haut.

Il marqua une pause au-dessus des embarcations qui se balançaient contre la muraille, essayant de voir s’il n’avait rien manqué ou oublié.

— Bonne chance, commandant ! lui glissa doucement Herrick.

Bolitho embrassa du regard la petite foule qui encombrait le passavant et les enfléchures :

— A vous aussi, Thomas. Ayez l’œil sur les veilleurs, et que tous redoublent de vigilance. Vous savez ce que vous avez à faire.

Il vit Armitage trébucher entre les nageurs de la gigue. C’était pure cruauté que de prendre avec eux ce garçon qui risquait de les retarder. Mais il fallait bien commencer un jour : avec une mère comme la sienne, c’était merveille qu’il eût jamais réussi à prendre la mer. Si Keen avait été là, il l’aurait emmené avec lui. Il vit que Penn, du pont de batterie, lui lançait des regards mélancoliques : lui, il serait venu sans même un coup d’œil en arrière ; Bolitho sourit par-devers lui en se rappelant le nom que lui donnaient les matelots : le tigre.

Puis il descendit dans la gigue, sans cérémonie cette fois.

Comme les embarcations débordaient, il eut une conscience aiguë de la tension qui s’était soudainement installée.

— Passez devant, Allday !

Il observait les falaises rocheuses qui à chaque coup de pelle semblaient les dominer un peu plus ; dans chaque creux, il sentait le puissant rappel au retrait de la vague tandis que la houle se gonflait et versait en longs rouleaux bouillonnants. Il jeta un coup d’œil en arrière : l’étrave du cotre se soulevait et replongeait dans des gerbes d’écume ; la tête et les épaules de Davy se balançaient au-dessus des nageurs. Lui aussi regardait la côte. À quoi pouvait-il bien penser ? Craignait-il de se faire tuer sur cet îlot oublié de Dieu ? Comptait-il faire un pas de plus pour s’assurer les parts de prise dont il avait tant besoin ? Bolitho essuya les embruns qui lui giflaient le visage et se concentra sur leur approche rapide. Dans l’immédiat, le principal danger qui les menaçait, c’était la noyade.

Il jeta un coup d’œil à Allday qui se tenait à demi fléchi, barre au poing, regardant alternativement l’étrave et l’étambot, estimant la position de la dangereuse ligne de brisants, et celles, diagonales, des rouleaux qui déferlaient bruyamment sous l’ombre des falaises. Inutile de l’abreuver de conseils. Toute suggestion pouvait avoir un effet désastreux et provoquer une catastrophe.

— Le rivage est en forte pente, commandant, remarqua Allday.

Son visage massif oscillait avec le canot.

— Nous allons nous avancer rapidement, évoluer à la dernière minute de façon à présenter l’étrave aux brisants, et échouer en travers.

Il lança à Bolitho un coup d’œil rapide :

— Est-ce que cela vous semble une bonne idée, commandant ?

— Très bonne, répondit Bolitho en souriant.

Cela leur donnerait le temps de quitter en hâte l’embarcation et d’aider le cotre qui les suivait.

Il eut soudain froid dans le dos et comprit qu’ils avaient atteint l’ombre des falaises ; il entendit claquer une vague et grincer les avirons dans leurs dames de nage : c’était l’écho renvoyé par la falaise. On eût dit qu’il y avait à proximité un troisième bateau, invisible.

Ils survolèrent le dernier rouleau, les avirons battant désespérément pour tenir la cadence jusqu’à ce qu’Allday criât :

— Maintenant !

Et, tandis qu’il mettait la barre vivement de côté, il ajouta :

— Sciez bâbord !

Embarquant et gîtant dangereusement, la gigue arriva sur la plage pratiquement en travers ; sa quille racla violemment les galets et les algues avec un grincement brutal.

Mais déjà les hommes sautaient dans l’écume, et accrochés au plat-bord, guidaient la gigue à bout de bras pour la mettre en sécurité.

— Débarquez !

Allday soutint le bras de Bolitho tandis qu’il pataugeait et titubait avec Armitage et les autres, avant de se retrouver sur la terre ferme. Bolitho courut jusqu’au pied de la falaise, laissant à Allday le soin d’amarrer proprement la gigue.

Il adressa un signe du bras aux trois fusiliers marins :

— En tirailleurs ! Voyez si vous pouvez trouver un chemin vers le sommet !

Ils le comprirent sans difficulté et c’est à peine s’ils lancèrent un regard vers le cotre qui arrivait. Ils coururent en bondissant vers le pied des premiers éboulis, tenant leurs mousquets armés prêts à faire feu.

Bolitho attendit, les yeux fixant la crête déchiquetée que recouvrait le ciel bleu pâle. Aucune tête ne se découpait, aucune volée de balles de mousquet ne s’abattait sur eux.

Il reprit sa respiration et se retourna pour voir arriver le cotre : il chevauchait les rouleaux qui déferlaient au milieu des gerbes d’embruns ; il vint s’échouer sur la plage, au milieu des matelots qui l’attendaient.

Davy le rejoignit d’un pas mal assuré. Il était hors d’haleine, mais il chargea son pistolet d’une main étonnamment sûre.

— Rassemblez les hommes ! ordonna Bolitho. Et envoyez vos trois fusiliers derrière les trois premiers.

Il chercha Armitage du regard, mais ne le vit nulle part :

— Au nom du ciel !

Davy ne put retenir son hilarité en voyant l’aspirant sortir de derrière un gros buisson. Il retenait son haut-de-chausses. Bolitho le tança :

— La prochaine fois que vous devrez vous soulager dans un moment pareil, monsieur Armitage, je vous saurai gré de rester en vue.

Armitage baissa la tête :

— Pardon, commandant.

Bolitho se laissa fléchir :

— Vous seriez plus en sécurité, et j’essaierais de ne pas montrer la gêne que vous pourriez me causer.

Allday traversa la plage, les galets craquant sous ses pas. Il gloussait lui aussi en chargeant sa paire de pistolets avec de la poudre sèche :

— Que Dieu vous bénisse, monsieur Armitage, mais je comprends ce que vous ressentez !

Le jeune homme, vexé, le regarda :

— Vraiment ?

— Et comment ! Une fois, je me cachais dans un grenier…

Il lança un clin d’œil au patron du cotre :

— … pour échapper aux racoleurs. Croyez-moi si vous voulez, mais la seule chose à laquelle je pouvais penser, c’était de pomper ma souillarde !

— On dirait que cela l’a un peu rasséréné, dit Bolitho à Davy.

Et, oubliant les ennuis d’Armitage :

— Nous laisserons quatre hommes avec les embarcations.

L’Undine roulait au mouillage comme une jolie maquette ; ses fenêtres d’étambot reflétaient les rayons du soleil en lançant des éclairs. Bolitho imaginait Herrick en train de suivre leur progression. Il pourrait se porter au secours des embarcations échouées si des difficultés se présentaient. Il regarda de nouveau les hauts des falaises : la paroi était humide, suintante et trompeusement fraîche. Mais le soleil les attendait au sommet, et alors tout changerait.

Bolitho attendit que Davy l’eût rejoint :

— Il vaudrait mieux nous mettre en route.

Il inspecta avec soin son groupe de débarquement tandis qu’Allday leur faisait signe de s’avancer vers les falaises. Ils étaient trente en tout. Outre Davy et Armitage, il avait choisi un premier-maître du nom de Carwithen : il savait que ce dernier lui en aurait voulu de le laisser à bord alors que Fowlar avait eu plusieurs occasions de se distinguer. C’était un homme sombre au sourire rare, cornouaillais, comme Bolitho, et originaire d’un village de pêcheurs nommé Looe.

Il attendit que chacun eût vérifié son armement, conformément aux instructions ; à bord ou à terre, il fallait bien que chacun lui obéît.

— J’espère, dit Carwithen, qu’on leur donnera à boire, de l’autre côté.

Bolitho remarqua que la plaisanterie ne provoquait guère de sourires. Carwithen passait pour un dur, il cédait facilement à la violence quand on le provoquait. C’était un homme compétent, d’après le maître d’équipage, mais sans plus. Quelle différence avec Fowlar ! songea Bolitho.

— Vous prendrez par la gauche, monsieur Davy, mais suivez les fusiliers marins.

Il regarda Armitage :

— Vous, restez avec moi.

Il vit qu’un fusilier marin, perché sur une haute saillie, indiquait d’un signe le chemin à suivre pour commencer l’escalade de la falaise.

Curieux d’observer à quel point les marins répugnaient à s’éloigner de la mer. On aurait dit qu’ils gardaient un cordage attaché à la ceinture, et qu’ils le traînaient derrière eux. Bolitho relâcha un peu le baudrier de son sabre autour de ses hanches et tendit la main vers sa première prise, polie par des siècles d’intempéries, souillée par les excréments d’un million d’oiseaux. Les navires évitaient cette escale. Et ce n’était pas étonnant.

Comme il se frayait avec précaution un chemin dans les éboulis, il sentit une légère pression contre sa cuisse : la montre dont elle lui avait fait cadeau à Madras. Lui revint brusquement en mémoire le moment où elle lui avait donné plus encore ; il l’avait prise sans l’ombre d’une hésitation. Qu’elle était douce ! comme elle vibrait dans ses bras !

Il grimaça : ses doigts venaient de se refermer sur un tas de crottes fraîches. Oui, les circonstances changent parfois bien vite, songea-t-il tristement.

 

L’ascension du petit îlot devait se révéler plus éprouvante et plus éreintante que quiconque ne l’avait prévu. Dès qu’ils eurent grimpé la première falaise et que le soleil les écrasa sous ses rayons brûlants, ils comprirent qu’ils devaient s’engager tout de suite dans un défilé traître avant de pouvoir passer à la deuxième partie de l’escalade. Ainsi, ils poursuivirent. Et enfin ils arrivèrent, traînant les pieds, dans une dépression presque circulaire dont Bolitho pensa qu’elle représentait le centre de l’îlot. C’était une véritable fournaise, protégée de toute brise de mer ; leur progression fut encore ralentie par le tapis d’excréments gluants qui couvrait le sol d’une crête à l’autre.

— Allons-nous nous reposer, commandant, demanda Allday tout essoufflé, une fois que nous serons de l’autre côté ?

Comme les autres, il avait les bras et les jambes couverts d’excréments, et le visage masqué par une fine couche de poussière :

— Je suis sec comme l’œil d’un bourreau !

Bolitho se retint de consulter sa montre à nouveau. D’après la hauteur du soleil, il savait que l’après-midi était bien avancé. Toute cette affaire leur prenait trop de temps.

De l’autre côté de ce creux qui ne recelait nul abri, les hommes de Davy avançaient par petits groupes ; les tireurs d’élite, le mousquet sur l’épaule, marchaient comme des chasseurs dans un nuage de poussière pâle.

— Oui, répondit-il. Mais nous devons ménager nos rations d’eau.

On se serait cru au sommet du monde : la concavité du cratère leur cachait tout le paysage. Il n’y avait plus que le soleil et le ciel vide. Il vit trébucher et tomber une des grandes ombres qui s’allongeaient à côté de lui : sans se retourner, il sut que c’était Armitage.

Il entendit la voix rauque d’un matelot :

— Donnez-moi la main, bon Dieu, Monsieur ! Sauf votre respect, vous vous êtes arrangé comme il faut !

Pauvre Armitage ! Bolitho gardait les yeux fixés sur le haut-de-chausses clair du fusilier marin qui le précédait immédiatement, dans un halo de poussière et de vapeur. Devant eux, quelques rochers marquaient probablement le bord du cratère. Ils allaient pouvoir se reposer, se mettre un moment à l’abri pour manger.

Il se retourna vers le matelot qui avait aidé Armitage à se relever :

— Auriez-vous les forces d’aller porter un message aux éclaireurs devant nous, Lincoln ?

L’homme acquiesça. Petit, noueux, il avait le visage défiguré par une effroyable balafre, souvenir de quelque bataille passée ou d’une rixe dans une taverne. Le chirurgien l’avait fort abîmé : sa bouche, perpétuellement déformée, montrait un bizarre sourire oblique :

— A vos ordres, commandant.

L’homme s’abrita les yeux de la main.

— Dites-leur de s’arrêter près de ces rochers.

Il vit Lincoln s’avancer en hâte devant la colonne ; ses pantalons en lambeaux claquaient sur ses jambes qui soulevaient un peu plus de cette poussière étouffante. Il leur fallut encore une heure pour atteindre les rochers, et Bolitho avait l’impression de faire deux pas en arrière à chaque pas en avant.

Le détachement de Davy arriva à peu près en même temps ; tandis que les hommes s’effondraient par petits groupes à l’ombre, haletant et ahanant comme des animaux malades, Bolitho appela le lieutenant à part et lui dit :

— Nous allons jeter un coup d’œil.

Davy approuva péniblement ; ses cheveux avaient été tellement décolorés par le soleil qu’ils étaient aussi blonds qu’un champ de blé.

À la limite du groupe de rochers, ils trouvèrent un fusilier marin ; les yeux plissés, il observait avec un intérêt tout professionnel le terrain qui descendait en pente douce jusqu’à la mer ; là, dans la crique la plus étroite de l’îlot, dans la « queue » de la baleine, se trouvait la goélette.

Elle était mouillée si près du rivage que Bolitho crut un instant qu’elle avait été jetée au sec par la tempête ; mais une fumée s’élevait sur la plage, et le martèlement étouffé des marteaux lui indiqua que l’équipage était en train d’effectuer des réparations ; peut-être avaient-ils même procédé à un carénage des œuvres vives pour réparer quelques avaries de la quille ou du bouchain. Pourtant, à première vue, elle avait l’air en bon état.

On voyait de petites silhouettes aller et venir sur le pont, et sur la plage, et d’autres encore qui s’éparpillaient parmi les rochers. Apparemment, le plus gros du travail était achevé.

— Ils explorent les flaques de l’estran, remarqua Davy. Ils cherchent peut-être des fruits de mer ou autre chose.

— Combien sont-ils, à votre avis ? demanda Bolitho.

— Vingt-cinq, environ, dit Davy en fronçant les sourcils.

Bolitho resta silencieux. La descente allait être longue et aucun obstacle ne viendrait cacher leur progression. Ils seraient repérés longtemps avant d’engager le corps à corps. Il se mordit les lèvres, se demandant si la goélette allait attendre encore un jour ou davantage pour appareiller.

Carwithen, qui les avait rejoints, dit d’une voix rauque :

— Ils ne sont pas encore prêts à partir, commandant.

Il chuchotait, comme si l’équipage de la goélette n’avait été qu’à quelques mètres :

— Leurs embarcations sont échouées bien haut sur la plage.

— Je pense qu’ils se sentent en sécurité, répondit Davy en haussant les épaules.

Bolitho prit une petite lorgnette et la braqua avec soin entre les rochers. Un geste maladroit, et le reflet du soleil sur la lentille enverrait un éclair visible à plusieurs nautiques. Une vigie : il devait au moins y en avoir une à terre. Elle devait être postée de façon à dominer la petite crique, et voir toute l’île sauf le rivage devant lequel l’Undine était à présent mouillée. Il sourit sombrement, songeant à leur montée épuisante. Pas surprenant qu’ils n’eussent pas trouvé de sentinelle en atterrissant.

Il se raidit en apercevant un petit mouvement sur la crête : il y avait quelque chose, presque dans l’alignement de la goélette immobile. Il régla soigneusement sa lorgnette : c’était un chapeau blanc à bords flottants, et dessous, la tache plus sombre d’un visage :

— Il y a une vigie sur cette crête, dans les rochers, juste au-dessus des flaques.

— Facile ! lança Carwithen. Pas si j’arrive de la mer, mais à revers, je lui ferai son affaire sans difficulté.

Le ton brutal prouvait qu’il avait envie d’en découdre.

Un coup de feu leur fit rentrer la tête dans les épaules ; derrière lui, Bolitho entendit tinter les armes, ses hommes plongeaient pour se mettre à l’abri ; quelque chose de blanc tomba du ciel en se chiffonnant, et resta inerte sur la plage. Les marins de la goélette en train de pêcher dans les flaques ne prêtèrent nulle attention à l’incident. L’un d’eux s’avançait jusqu’au cadavre pour le ramasser.

— Il a tiré une mouette, dit Carwithen. Elles ne sont pas mauvaises, si l’on n’a rien de mieux.

— Ça doit être un fameux tireur, commandant, intervint le fusilier marin.

Bolitho le regarda : c’est exactement ce qu’il avait pensé lui-même. Une attaque de front leur serait évidemment fatale.

— Je vais envoyer un message au bateau, dit-il. Nous allons être obligés d’attendre la nuit. Prends cette lorgnette, ajouta-t-il à l’adresse du fusilier marin, mais ne te fais pas voir.

Inutile d’ajouter avertissement ou menace : l’homme venait de montrer qu’il était capable non seulement de tirer mais également de réfléchir.

Ils trouvèrent les autres qui se détendaient au milieu des rochers :

— Désaltérez-vous, commandant, proposa Allday en lui tendant une bouteille. On dirait qu’on l’a remplie dans la souillarde.

Bolitho gribouilla un mot sur son carnet et remit le feuillet à un matelot :

— Rapporte ça à la plage et remets-le à l’officier marinier que tu trouveras là-bas.

Il vit le désespoir se peindre sur le visage de l’homme et ajouta avec douceur :

— Pas la peine de remonter. Tu auras bien mérité de te reposer, une fois que tu auras atteint l’Undine.

Il entendit un second coup de feu, étouffé par les rochers, suivi d’un autre son, le bruit sourd d’une chute.

Carwithen se dressa d’un jet :

— Un autre oiseau, commandant !

Bolitho le suivit là où ils avaient laissé le fusilier marin. L’homme était comme frappé d’étonnement. Une grosse mouette venait de tomber presque à ses pieds, ailes grandes ouvertes ; un peu de sang se coagulait sur son jabot.

— Par cent mille diables ! Comment as-tu osé… commença brutalement Davy.

Bolitho leva la main, leur imposant le silence.

Un bruit, faible d’abord, puis plus insistant, montait de la pente : c’était le raclement et les éboulis de quelqu’un qui accourait à flanc de montagne pour ramasser l’oiseau mort.

Il se tourna vivement. Impossible de cacher ces trente hommes derrière une poignée de cailloux. Il vit Allday imposer d’un signe le silence à quelqu’un. Il vit aussi l’angoisse dans les yeux d’Armitage qui regardait, pétrifié, la dernière barrière, et au delà, la mer qui brillait, se découpant sur le ciel et les rochers comme le sommet d’un grand barrage.

Les bruits se faisaient de plus en plus forts, Bolitho entendait maintenant la respiration haletante de l’homme qui abordait la dernière partie de sa montée.

Personne ne bougeait ; il vit le fusilier marin regarder son mousquet, qui se trouvait à cinquante centimètres de ses doigts. Au plus faible bruit, ils étaient tous trahis.

C’est alors que Carwithen passa à l’action. C’était lui qui se trouvait le plus près de la barrière rocheuse ; silencieusement, il tendit la main pour attraper l’oiseau mort, et le tint à quelques centimètres sous le sommet du rocher le plus proche. De sa main libre, il fouillait sous son court habit bleu ; Bolitho pouvait voir ses doigts bouger sous l’étoffe, il cherchait à libérer quelque chose tandis que ses yeux fixaient l’oiseau sans ciller.

S’écoulèrent plusieurs dizaines de secondes interminables. Personne ne bougeait. Puis, tout sembla arriver en même temps. Le visage sombre de l’homme les regardait, ses yeux allaient de l’oiseau à Carwithen ; comme il tendait la main pour récupérer sa proie, le premier-maître laissa tomber la mouette d’un mouvement si vif que l’homme en perdit l’équilibre et mit la main à sa ceinture pour y saisir la crosse étincelante d’un pistolet.

— Doucement, mon joli ! murmura Carwithen.

Il avait à peine articulé ces mots, parlant presque avec gentillesse.

Puis il sortit l’autre main de sous son manteau, il tenait une hache d’abordage à l’envers ; il en abattit le manche et sa courte barbelure sauvage sur la nuque de l’homme. Avec un grand ahan, il harponna le cou de l’homme et fit basculer ce dernier vers lui par-dessus les rochers, retira sa hache en la faisant pivoter d’un geste et, en un éclair, planta la lame en travers de la gorge du malheureux.

Armitage eut un haut-le-corps et s’écroula en gémissant contre le fusilier marin ; une giclée de sang lui éclaboussa les jambes quand Carwithen libéra la hache. Il hésita un instant, puis porta un nouveau coup.

Bolitho arrêta le bras de Carwithen. Il voyait la hache frémir au-dessus des yeux exorbités et de la blessure béante. Il sentait la haine et la rage meurtrière refoulées dans ce biceps, et qui ne demandaient qu’à se donner libre cours pour planter encore et encore la hache dans cette chose qui hoquetait et écumait à leurs pieds.

— Brisez là ! Il suffit, tonnerre !

Il y eut un silence terrible : tous se regardaient, puis le cadavre avachi sur la mouette morte.

Carwithen eut ce commentaire, prononcé d’une voix basse et rauque :

— Ce salaud ne nous dérangera plus !

Bolitho se contraignit à examiner la victime : c’était probablement un Javanais. Il était vêtu de haillons, mais son pistolet portait les armes de la Compagnie des Indes orientales.

— Sûr qu’il en a soulagé quelque pauvre marin, l’ordure, dit Carwithen.

Personne ne le regardait. Bolitho s’agenouilla près des rochers et étudia la plage à la lorgnette. Carwithen avait agi vite et bien. Mais il avait pris du plaisir à son action. Il s’en était délecté.

Il regarda la vigie, au loin, sur son rebord rocheux, et les petites silhouettes qui erraient çà et là au milieu des flaques.

— Ils n’ont rien vu, dit-il dans un souffle.

Davy regarda l’aspirant qui sanglotait et demanda doucement :

— Qu’est-ce que cela va changer pour nous, commandant ?

Bolitho secoua la tête :

— Rien, tant que ses camarades ne remarquent pas sa disparition.

Il regarda les ombres obliques qui s’allongeaient sur les rochers :

— Donc il faut gagner du temps, et attendre qu’il fasse nuit.

Il vit Carwithen essuyer sa hache d’abordage avec un morceau de tissu arraché à la blouse du mort. Son visage ne reflétait qu’une intense satisfaction.

Davy eut un geste vers les autres :

— Retirez-moi cette chose et couvrez-la de pierres.

Il avala péniblement sa salive :

— Ce n’est pas demain que j’oublierai cette journée.

Bolitho saisit l’épaule de l’aspirant et l’écarta des rochers :

— Écoutez, monsieur Armitage, dit-il en le secouant brutalement.

Les yeux du jeune homme s’attardaient sur la tache rouge laissée par le cadavre.

— Ressaisissez-vous ! Je sais que ce n’était pas beau à voir, mais comprenez que vous n’êtes pas ici en tant que simple spectateur.

Il le secoua de nouveau, furieux de lire dans ses yeux tant de souffrance et de dégoût :

— Vous êtes un de mes officiers, et nos gens doivent prendre exemple sur vous !

Armitage approuva, comme abasourdi :

— Oui, commandant. Je vais essayer…

Il fut interrompu par un nouveau haut-le-cœur.

— J’en suis certain, ajouta doucement Bolitho.

Il vit Allday le regarder par-dessus les épaules frémissantes de l’aspirant, et lui adresser un signe de tête presque imperceptible :

— Maintenant, vous pouvez disposer, et assurez-vous que mon message est bien parti.

— Pauvre garçon ! dit doucement Allday. Il ne s’habituera jamais à ce genre de chose.

— Et vous ? lui demanda Bolitho en le regardant gravement. Et moi ?

Allday haussa les épaules :

— Nous avons appris à cacher ce que nous ressentons, commandant. C’est tout ce qu’un homme peut faire.

— Peut-être.

Il vit Davy répandre de la poussière sur le sang presque sec. Puis, considérant le dur visage de Carwithen qui examinait le pistolet du mort :

— Cependant, certains ne semblent pas avoir de sentiments du tout, et j’ai toujours constaté que c’étaient des sous-hommes.

Allday le suivit tandis qu’ils allaient se remettre à l’ombre. L’humeur de Bolitho changerait dès qu’il serait temps d’agir ; pour le moment, mieux valait le laisser à ses pensées.

 

Capitaine de sa Majesté
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